• 19 avril 2024

La Chronique d’André Kaspi : « L’homme ne vit pas seulement de pain ».

André Kaspi BDMPar le Pr. André Kaspi – Voilà que l’Eglise catholique intervient dans le débat politique. Le gouvernement français envisage de déposer un projet de loi qui légaliserait le mariage homosexuel et permettrait, en conséquence, l’adoption d’enfant par un couple d’homosexuels. Le cardinal André Vingt-Trois, qui préside la conférence des évêques de France, propose aux fidèles une prière de l’Assomption. « Pour les enfants et les jeunes, […] qu’ils cessent d’être les objets des désordres et des conflits des adultes pour bénéficier pleinement de l’amour d’un père et d’une mère ». Scandale en dehors et au sein de l’Eglise. De quel droit se mêle-t-elle des questions politiques ? Pourquoi ne laisse-t-elle pas les fidèles juger et décider en leur âme et conscience ? Ne ferait-elle pas mieux d’observer la même discrétion que les autres confessions religieuses ? Libre à chacun de répondre à ces questions. Mais qu’il soit permis à l’historien et au citoyen d’esquisser un point de vue. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire la plus contemporaine que l’Eglise fait connaître son opinion sur des problèmes de société. Trois exemples en portent témoignage.

La loi Naquet établit le divorce pour faute en 1884. Non sans qu’un conflit violent oppose les partisans et les adversaires. Alfred Naquet, député du Vaucluse, bataille depuis 10 ans. La loi ne dispose nullement qu’un couple peut divorcer par consentement mutuel ou pour incompatibilité d’humeur. C’est le divorce pour fautes graves et précises qui est possible. Rien ne plus. Mais depuis l’entrée en vigueur du Code civil en 1804, la loi de 1792 a été abrogée. L’Eglise catholique vient de perdre la partie.

Elle la perd de nouveau lors du débat sur l’école. C’est un sujet capital, on peut même dire : primordial, dans la France du XIXè siècle. « L’instruction est, à l’époque, un idéal collectif » (Antoine Prost, L’enseignement en France, 1800-1967, Armand Colin). Or, les républicains, dont le pouvoir n’est pas encore consolidé, souhaitent que l’enseignement primaire atteigne trois objectifs : la laïcité, la gratuité, l’obligation. C’est sur la laïcité que la dispute est la plus rude. L’instituteur doit-il enseigner le catéchisme ? Jules Ferry défend le principe de la sécularisation, donc la séparation de la religion et de l’enseignement général. Une grande majorité des catholiques soutiennent qu’il n’y a pas de morale qui ne soit fondée sur la religion. Des deux côtés, les extrémistes poussent plus loin encore l’argumentation. En fin de compte, une sorte de compromis est élaboré : pas d’esprit anti-religieux, pas d’intervention directe de la religion dans l’enseignement public ; les instituteurs ne seront pas systématiquement chargés d’enseigner la religion. Jules Ferry a su éviter les principaux écueils. Il a convaincu son aile gauche, tout en rassurant, autant que faire se peut, les catholiques. La suite sera plus agitée. Car si l’Eglise se rallie enfin à la République, le conflit rebondit, s’exaspère et débouche en 1905 sur l’abrogation du concordat. La loi de séparation des Eglises et de l’Etat règle encore et toujours notre société. La question scolaire n’est vraiment apaisée que depuis une quarantaine d’années. Mais il faut reconnaître qu’elle a donné lieu à des débats intéressants, à des échanges de haut niveau, à une véritable réflexion.

Le troisième exemple est plus récent. Le 28 décembre 1967, le Parlement adopte la loi Neuwirth qui libéralise la contraception. C’est un autre bouleversement dans nos mœurs. Il est vrai que la loi de 1920 qui prohibait les produits contraceptifs avait pour objectif une politique nataliste. Au lendemain de l’hécatombe de 1914-1918, l’évolution démographique du pays préoccupait plus que la sauvegarde des valeurs religieuses. Tous les Français ne partagent pas l’opinion d’Yvonne de Gaulle qui soutient, elle, la nouvelle législation. La légalisation de l’avortement donna lieu en 1975 à des séances plus qu’agitées à l’Assemblée nationale, à un malaise qui n’est pas complètement dissipé.

De ces trois exemples, quelles conclusions tirer ? La première est générale. Le recours à l’histoire atténue, souvent et pas toujours, les frictions et les incompréhensions. Tous les citoyens ont besoin de connaître l’histoire de leur pays et, si possible, du monde. La deuxième conclusion porte sur le débat politique. Bien sûr, la croissance économique, l’emploi et le combat contre le chômage, les complexités monétaires, la construction de l’Europe, les malheurs de la planète doivent tenir une place essentielle. Mais nous aurions tort de négliger les valeurs morales. Elles fondent notre société. Elles déterminent notre vie quotidienne. Elles nous touchent au plus profond de nous-mêmes. Comme le rappelle le Deutéronome, « l’homme ne vit pas seulement de pain ».

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